Doub-doub, doub-doub. La musique des îles du bassin sud de l’océan Indien s’inspire de la cadence du cœur. Elle est qualifiée selon le terme « rythme ternaire ». Ces battements se retrouvent dans le salegy de Madagascar, le maloya de l’île de La Réunion, le sega-tanbour de Rodrigues. Chacun adopte ses propres spécificités, selon les origines culturelles des populations et les instruments développés ou hérités. A Maurice, la musique s’enracine dans le sega, dont les teintes subliment les musiques actuelles.
Doub-doub-dab, doub-doub-dab. La rythmique du sega, le 6/8, prend racine parmi les esclaves acheminés vers l’île à l’ère de la colonisation. Le sega a pris naissance notamment sur la ravanne, une sorte de tambour faite d’une peau de cabri. Nettoyée, séchée et traitée, elle était alors étendue sur un cercle en bois, chauffée autour d’un feu et jouée à même le cœur.
Du feu aux salons.
Le séga traditionnel, dit « sega tipik » en créole mauricien (en référence au mot « typique »), est porteur des malheurs des peuples d’antan. Comme Larivier Tanie, berceuse du patrimoine local, de nombreux récits anciens ont été transmis par voie orale, nul ne connaissant leurs auteurs. Les textes déclamés en créole content le drame des femmes battues, les fantasmes sexuels, la pénible vie de travailleurs des champs, le fléau de l’alcoolisme, l’exil de l’archipel des Chagos.
De grandes voix, comme celles de Ti Frère et de la Chagossienne Charlesia, ont porté cette poésie des cœurs inconsidérés. Grâce à un tempo entraînant , le sega s’est propagé à travers les rangs sociaux. D’une célébration autour d’un feu, le sega a trouvé sa place dans les sphères mondaines, évoluant en ce qui est décrit comme le « sega salon ».
A ce sujet, citons le ségatier Serge Lebrasse. Blanc de peau et enseignant, il a contribué à vulgariser le sega à différentes couches sociales. Tout comme la chanteuse Sandra Mayotte, qui en des temps plus récents y a apporté une note de prestige. De plus, le sega a fait son entrée dans le circuit hôtelier, s’ouvrant davantage aux étrangers. Les groupes de sega se sont mieux structurés. Cette professionnalisation et la valorisation des ségatiers a permis à la musique locale de mûrir.
A travers des formations comme Cassiya et Zotsa, parmi tant d’autres avant elles, le sega a conquis l’ensemble de l’île. Il s’est même exporté vers les territoires de la région, mais également dans d’autres continents comme l’Europe et l’Asie. Grâce au sega, les artistes mauriciens « inn sot lamer » (ont traversé les océans). Certains, comme Denis Azor et son tube Alalila, ont touché les étoiles à l’international.
« Seggae Mo Lamizik ».
Vers les années 80’, les sonorités de Jamaïque inspirent des descendants d’Africains. En cause, des textes qui défendent leur identité et leur origine. Parmi ces descendants, une micro communauté retirée du monde y découvre le rastafarisme. Grâce à des cassettes de Bob Marley et de Peter Tosh, entre autres, des villageois du hameau de Chamarel commencent à apprendre le reggae. Niché dans les hauteurs de Rivière-Noire, leur village est difficile d’accès. C’est avec des instruments rudimentaires qu’ils s’emploient. Or, ces musiciens autodidactes favorisaient le sega dans leurs créations. Dès lors, les beats de reggae qui naissent entre leurs mains retiennent des teintes de sega.
Ce mélange hasardeux est alors peaufiné pour devenir le seggae (amalgame des termes « sega » et « reggae »). L’un de ses pionniers, Kaya (de son vrai nom Joseph Reginald Topize), a rassemblé des dizaines de milliers de spectateurs lors de ses concerts. En parallèle, cet habitant de Roches-Bois s’est forgé une solide réputation à La Réunion, subjuguée par ce rythme nouveau. Sur cette musique inspirante, Kaya posait des textes d’une poésie profonde, dont les messages résonnent toujours, 25 ans après sa mort en cellule policière.
Les descendants de travailleurs engagés de l’Inde ont eux aussi accroché le sega à leurs musiques. Au siècle dernier, des groupes comme Bhojpuri Boys ont véhiculé ce style, porté par des paroles en créole et en bhojpuri. D’ailleurs, l’appellation « bhojpuri » est également utilisée pour décrire cette musique.
Hormis le triangle, la ravanne et la maravanne, cette forme de sega résonne sur le tabla, le dholak, et le thappu, des tambours originaires de la Grande Péninsule. Ces instruments s’entendent dans d’autres œuvres locales. Les textes engagés de Siven Chinien et Bam Cuttayen (qui ont élevé le séga à une forme de revendication politique), les vers philosophiques de Kaya, et plus récemment, le dancehall de Bigg Frankii ou Bomboclak, deux figures de la nouvelle génération d’artistes ultrapopulaires sur les réseaux sociaux.
« Jaz net »
À ce sujet, les temps modernes ont vu l’approfondissement des recherches sur le métissage du sega au rock. Des réalisations convaincantes de cette fusion remontent à l’ère de la « Flower Power ». L’album Soul Sok Sega en témoigne, lui qui avait mis en lumière le ternaire sur des arrangements rock et pop. Menwar, Roland Fatime, Claudio Veeraragoo… réunis sur cet opus, ils ont tous vu leurs œuvres adopter des rythmiques avant-gardistes pour l’époque, avec des solos de guitares électriques ou des salves de pianos psychédéliques. De nos jours, le flambeau est repris par une génération de rockeurs rassemblés en différentes formations telles que Apostrophe ou Divolter. Les métalleux jouissent de leurs propres rendez-vous annuels avec l’Underground Rock Festival. Le sega-rock déploie ses ailes.
Tout comme c’est le cas pour l’électro-sega. Des décennies de cela, de rares DJ s’aventuraient vers ces sentiers inexplorés, qui révélaient leur majesté à La Réunion par l’entremise de l’électro-maloya. Les principaux pionniers du mélange électro et sega à Maurice sont le collectif Babani. Leurs recherches poussées ont mené à l’ingrédient secret qui manquait pour remixer le ternaire aux BPM (battements par minute) de l’électro. Grâce à leurs incantations, ils babanisent les foules (« babani » en créole veut dire être possédé par un esprit et entrer en transe).
Aux côtés de ces évolutions populaires du sega se nichent également le sega-jazz , le sega-hip hop, et le sega d’opéra. Le premier conquiert de jeunes héritiers, notamment par l’entremise de l’Atelier Mo’Zar. Le festival annuel Mama Jaz permet en soit de constater les évolutions convaincantes de ce métissage, de même que celles du sega-blues. En outre, les années 2000 ont vu un foisonnement de formations comme OSB, Evolozik et System R. Parlant de faits de société, elles puisaient du RnB et du ragga-dancehall, en y incorporant des rythmes ternaires, pour porter leurs messages. De son côté, le sega d’opéra se nourrit aujourd’hui de la quête de Cholo Trio et de Moris Orkestra. Ces musiciens de France et de Maurice ont fait le public se lever et danser lors d’un concert symphonique… grâce au sega !
Car en les racines du sega réside la culture mauricienne. Celle qui nous donne une identité propre. Celle qui raconte nos origines métissées. Celle qui fait battre nos cœurs à l’unisson.
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